mardi 27 janvier 2009

Mort à Guatemala City

J’étais allongée là, dans la rue, sur un trottoir de la ville de Guatemala, une flaque humide, que le soleil commençait à sécher, couronnait ma tête. Ce liquide chaud et gluant avait d’abord coulé sur mon visage collé au sol, puis un filet de sang avait pris le chemin de ma bouche pour me donner un dernier goût amer, goût de ma mort. J’étais morte.

La journée avait plutôt bien commencé. Pour une fois, ma fille Myrtille avait dormi une nuit entière sans se réveiller, me laissant une vraie nuit de repos. Nous étions en pleine saison des pluies, ces grosses averses qui arrivent sans crier gare et qui ne vous laisse pas un coin de t-shirt sec pour vous essuyer. Un rayon de soleil s’infiltrant par le rideau mal fermé me tira de mon sommeil. Je décidai alors de partir faire quelques courses avant que Myrtille ne se réveille, la laissant aux bons soins d’Odilia, la muchacha*. Il ne me manquait que quelques légumes que je pouvais trouver facilement à deux rues de là, donc pas besoin de voiture ; la perspective d’une courte promenade matinale me mit de bonne humeur.

Voilà un an et demi que nous nous étions installés à Guatemala City. Dès notre arrivée, on nous avait bien donné toutes les consignes de sécurité. En tant qu’étrangers, nous étions des privilégiés dans ce pays de tous les maux, et nous étions des cibles faciles. Alors, ces consignes, je les avais apprises par cœur : ne pas se promener seule dans les rues pour une femme, prendre la voiture plutôt que marcher, avoir toujours de l’argent sur soi, avoir toujours un téléphone portable sur soi, et surtout tout donner, sans hésiter, sans résister. Je savais tout cela et plus encore, me croyant ainsi à l’abri d’une mauvaise surprise.

Je mis mon téléphone dans la poche de mon jean, quelques billets facilement accessibles au cas où, mes lunettes de soleil sur le nez et un petit parapluie à la main. Je passais devant les gardiens de notre immeuble en les saluant le plus poliment possible, rester aimable avec des personnes tenant des armes à feu est une question de survie. « Hola, buen día seño »* me répondirent-ils en cœur.

J’ai tout donné. Tout. Mais ça ne devait pas être suffisant ou alors je ne devais pas avoir une tête qui lui revenait, ou encore il devait prouver à sa ‘mara’* que, du haut de ses quatorze ans, il était bien le chef… Le fait est que j’ai juste eu le temps d’entendre la détonation. Un grand ‘pang’ a raisonné dans mes oreilles alors que je m’écroulais au sol. Je savais que c’était la fin et je me mis à penser à ma fille Myrtille que je n’avais pas embrassé ce matin, de peur de la réveiller, à Eric qui ne m’avait pas embrassé ce matin de peur de me réveiller. Mes larmes se mêlèrent au sang. Puis pendant quelques secondes, je pensais à ma famille, à mes amis, à l’autre bout du monde, à notre maison en chantier, que je ne verrai jamais finie, à mon enfance, au premier chien que j’ai eu, enfin celui dont je me souvenais, à la rivière qui séchait l’été, à ma première dent de lait sous l’oreiller.

Mon mari aura sûrement entendu le bruit sourd de la détonation puisque j'étais à deux rues de son bureau. Il pensera sans doute que je lui raconterai tout en détail, car, c’est vrai, j’arrivais souvent à tout savoir grâce à Odilia.
- Encore un coup de feu, encore un mort, dit-il à son collègue.
- Oui, le cinquième cette semaine, il ne fait pas bon se promener dans les rues en ce moment, répondit l’autre.
- Il va falloir que je dise à Claire de faire attention, ajouta Eric plus pour lui que pour faire la conversation.
Il se replongea alors dans ses papiers sans se soucier des conséquences que ce bruit allait avoir sur sa vie.

Il se mit à pleuvoir. La flaque de sang n’eut finalement pas le temps de sécher et s’étala sur le bitume se mélangeant à la pluie et à la pollution de la rue. L’attroupement de curieux qui s’était formé autour de mon corps en attendant les secours se mit à courir dans tous les sens essayant de se protéger de l’averse. Je gisais là, seule, avec la pluie qui me fouettait le corps insensible.



* muchacha : femme de ménage
*« Hola, buen día seño » : ‘seño’ pour ‘señora’, qui donnerait «bonjour, bonne journée m’dame»
* mara : bande de jeunes délinquants à l’image des gangs aux US


(reconstitution d'un accident qui ne m'est pas encore arrivé)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire