mardi 27 janvier 2009

Mort à Guatemala City

J’étais allongée là, dans la rue, sur un trottoir de la ville de Guatemala, une flaque humide, que le soleil commençait à sécher, couronnait ma tête. Ce liquide chaud et gluant avait d’abord coulé sur mon visage collé au sol, puis un filet de sang avait pris le chemin de ma bouche pour me donner un dernier goût amer, goût de ma mort. J’étais morte.

La journée avait plutôt bien commencé. Pour une fois, ma fille Myrtille avait dormi une nuit entière sans se réveiller, me laissant une vraie nuit de repos. Nous étions en pleine saison des pluies, ces grosses averses qui arrivent sans crier gare et qui ne vous laisse pas un coin de t-shirt sec pour vous essuyer. Un rayon de soleil s’infiltrant par le rideau mal fermé me tira de mon sommeil. Je décidai alors de partir faire quelques courses avant que Myrtille ne se réveille, la laissant aux bons soins d’Odilia, la muchacha*. Il ne me manquait que quelques légumes que je pouvais trouver facilement à deux rues de là, donc pas besoin de voiture ; la perspective d’une courte promenade matinale me mit de bonne humeur.

Voilà un an et demi que nous nous étions installés à Guatemala City. Dès notre arrivée, on nous avait bien donné toutes les consignes de sécurité. En tant qu’étrangers, nous étions des privilégiés dans ce pays de tous les maux, et nous étions des cibles faciles. Alors, ces consignes, je les avais apprises par cœur : ne pas se promener seule dans les rues pour une femme, prendre la voiture plutôt que marcher, avoir toujours de l’argent sur soi, avoir toujours un téléphone portable sur soi, et surtout tout donner, sans hésiter, sans résister. Je savais tout cela et plus encore, me croyant ainsi à l’abri d’une mauvaise surprise.

Je mis mon téléphone dans la poche de mon jean, quelques billets facilement accessibles au cas où, mes lunettes de soleil sur le nez et un petit parapluie à la main. Je passais devant les gardiens de notre immeuble en les saluant le plus poliment possible, rester aimable avec des personnes tenant des armes à feu est une question de survie. « Hola, buen día seño »* me répondirent-ils en cœur.

J’ai tout donné. Tout. Mais ça ne devait pas être suffisant ou alors je ne devais pas avoir une tête qui lui revenait, ou encore il devait prouver à sa ‘mara’* que, du haut de ses quatorze ans, il était bien le chef… Le fait est que j’ai juste eu le temps d’entendre la détonation. Un grand ‘pang’ a raisonné dans mes oreilles alors que je m’écroulais au sol. Je savais que c’était la fin et je me mis à penser à ma fille Myrtille que je n’avais pas embrassé ce matin, de peur de la réveiller, à Eric qui ne m’avait pas embrassé ce matin de peur de me réveiller. Mes larmes se mêlèrent au sang. Puis pendant quelques secondes, je pensais à ma famille, à mes amis, à l’autre bout du monde, à notre maison en chantier, que je ne verrai jamais finie, à mon enfance, au premier chien que j’ai eu, enfin celui dont je me souvenais, à la rivière qui séchait l’été, à ma première dent de lait sous l’oreiller.

Mon mari aura sûrement entendu le bruit sourd de la détonation puisque j'étais à deux rues de son bureau. Il pensera sans doute que je lui raconterai tout en détail, car, c’est vrai, j’arrivais souvent à tout savoir grâce à Odilia.
- Encore un coup de feu, encore un mort, dit-il à son collègue.
- Oui, le cinquième cette semaine, il ne fait pas bon se promener dans les rues en ce moment, répondit l’autre.
- Il va falloir que je dise à Claire de faire attention, ajouta Eric plus pour lui que pour faire la conversation.
Il se replongea alors dans ses papiers sans se soucier des conséquences que ce bruit allait avoir sur sa vie.

Il se mit à pleuvoir. La flaque de sang n’eut finalement pas le temps de sécher et s’étala sur le bitume se mélangeant à la pluie et à la pollution de la rue. L’attroupement de curieux qui s’était formé autour de mon corps en attendant les secours se mit à courir dans tous les sens essayant de se protéger de l’averse. Je gisais là, seule, avec la pluie qui me fouettait le corps insensible.



* muchacha : femme de ménage
*« Hola, buen día seño » : ‘seño’ pour ‘señora’, qui donnerait «bonjour, bonne journée m’dame»
* mara : bande de jeunes délinquants à l’image des gangs aux US


(reconstitution d'un accident qui ne m'est pas encore arrivé)

mercredi 21 janvier 2009

Mes photos : le Chili

Quelques photos sur l'Ile de Chiloe au Chili












dimanche 18 janvier 2009

Mes photos : l'Ile de Pâques


Rapa Nui ou Ile de Pâques


cimetière avec vue...


et ses bons hommes appelés moaïs



vendredi 9 janvier 2009

Le ventre


Rond, dodu, pulpeux, rembourré, souple, doux, moelleux à l’image d’une belle brioche dorée qui donne envie de croquer à pleines dents, de mordre, de dévorer. Il sourit à la vie et invite une langue espiègle à se délecter sur ses courbes, à savourer le moindre petit vallon, à lécher cette peau douce recouverte d’un léger duvet. Désir impatient de découvrir ses délicieuses imperfections, telles ces cicatrices qui se chevauchent, l’une brune l’autre rosée plus récente, synonymes de la vie. Soif d’explorer chaque centimètre de ses rondeurs à la recherche d’un autre grain de beauté que celui placé là, sur le côté gauche… ou droit. Puis saliver quand les papilles convoitent le centre, le fondant, ce petit creux alléchant aux saveurs exquises, avant de longer la ligne ambrée qui mène délicatement au fruit interdit.
Ce dodu-là se montre appétissant et sensuel quand il danse à l’oriental, se veut charmant et coquet lorsqu’il se dévoile légèrement l’été. Il serait sublime sous le pinceau d’un Fragonard ou d’un Zorn. Parce qu’il est voluptueusement féminin, parce qu’il est chaud et sans contrainte, il donne envie de s’y blottir, de s’y poser, de s’y reposer, de s’y abandonner en toute confiance.
(un blason)

Explorateur

Explorateur, voilà ce que j’ai toujours rêvé d’être. Certainement parce que je ne ressemble en rien à un explorateur, parce que j’ai toujours été, au grand désespoir de mes parents, plutôt chétive, frêle, toujours malade, imaginaire sans doute, et ayant peur de tout, même de la pauvre fourmi qui perturbée par l’intrusion de mon pied dans son chemin, avait eu l’audace de passer dessus. Je me souviens encore, pendant trois nuits elle était venue troublée mon sommeil, pour se venger.

Aujourd’hui, ‘explorateur’ n’a plus vraiment de sens, ou plutôt, il n’a plus le sens qu’il avait au temps de Marco Polo par exemple ou encore de Christophe Colomb. Maintenant, il n’y a plus que les enfants qui vont à la recherche d’un trésor dans le petit bois près de la rivière, à la sortie du village, et qui reviennent en croyant avoir découvert un trésor unique : le crâne d’un ragondin, ou les os d’un autre petit rongeur mort plusieurs mois auparavant. Evidemment, je ne faisais jamais partie de cette bande d’aventuriers ; toujours exclue pour être une fille, ou pour être malade, ou pour je ne sais plus quelles raisons encore, je n’avais pas d’autre choix que de les regarder de loin, d’admirer leur courage, d’envier leur sexe. C’est donc en voyant mes copains, mes cousins braver les dangers de la rivière asséchée que j’ai décidé de devenir explorateur.

Plus de vingt ans ont passé, et me voilà aujourd’hui à Livingston prête pour le départ en bateau, seul moyen de rejoindre Rio Dulce. Bien sûr je ne suis ni aventurier, ni explorateur... Ou plutôt si, je le suis, mais à ma façon. Faire des photos dans un pays comme le Guatemala, en étant une femme, chaque expédition est une vraie expédition.

Le bateau a quitté le quai depuis quelques minutes maintenant, et nous pouvons déjà voir l’entrée de la rivière qui nous mènera à destination. Ce n’est pas la première fois que je fais ce voyage, et pourtant je suis chaque fois autant intimidée par la grandeur de la nature qui nous entoure, et qui impose le respect. Et chaque fois je m’imagine être un Hernan Cortés ou un Pedro de Alvarado, navigant sur cette eau pour la première fois. Bientôt 500 ans après, je peux sentir le bateau s’avancer tout doucement vers son destin dans les méandres de la rivière, l’équipage certainement envahi par l’inquiétude et la curiosité. La première courbe passée, on ne voit plus la mer, on se sent comme emprisonné entre quatre murs de forêt vierge, avec des racines d’arbres démesurés plongeant dans l’eau pour chercher un peu de fraîcheur. Pas de bruit, à part les quelques pélicans qui discutent de temps en temps, et le souffle attentif des marins ; pas de vent non plus, le bateau n’a jamais avancé aussi lentement depuis son départ d’Espagne.

Oui, je me vois bien sur ce bateau, bravant la chaleur, le soleil et les moustiques, pour découvrir qu’à la fin de cette rivière-serpent se cache un immense lac, presque aussi calme que la rivière, aussi silencieux, avec tout autour de nombreuses montagnes camouflées dans quelques nuages, et un soleil couchant transformant l’eau en véritable miroir. Au-delà de la beauté du paysage, il doit y avoir ce sentiment d’être observé par des peuples inconnus, cette peur de mourir qui ne doit jamais quitter ni les marins ni les soldats. Mettre une chaloupe à la mer, aller en reconnaissance sur le rivage le plus proche et rencontrer pour la première fois les habitants de ce lieu si magique.

Aujourd’hui, assise dans un bateau à moteurs, l’aventure n’est pas la même ; la nature est tout aussi intimidante, les paysages merveilleux, mais il n’y a pas cette curiosité, cette euphorie, ou encore cette excitation qu’auraient pu ressentir les marins ou soldats espagnols. Le silence, qui devait donner au spectacle cette impression de temps suspendu, est rompu par le bruit incessant des moteurs. Non, aujourd’hui, la traversée du lac Izabal n’est plus une aventure, aller jusqu’à Livingston prend peu de temps, les temples mayas ont tous été découverts, des millions de personnes sont montés jusqu’au Macchu Picchu, les îles flottantes du lac Titicaca ne sont plus un mystère, on peut voir n’importe quelle partie du monde depuis un écran de télé. L’Explorateur à venir va plutôt à la découverte de différentes planètes. Je lui ressemble encore moins. Dommage.


(autobiographie imaginaire)

Le dernier hiver

12 janvier 1908

Cette nuit j’ai eu un mauvais rêve : une tempête de neige détruisait tous les petits villages de Norrland, et toi tu te trouvais au milieu de cette tempête, debout, sans bouger. Ton visage paraissait complètement gelé, livide. Je voulais t’apporter ton manteau que tu avais oublié pour sortir, mais, plus je m’approchais, plus tu t’éloignais. J’avais presque réussi à te toucher, au moment où j’ai senti une main sur ma joue. Alors je me suis réveillée. Cette chère Stina était auprès de moi, elle m’avait entendu crier. Axel, où es-tu ? Voilà deux mois que j’ai reçu ta dernière lettre. Tu devais être de retour pour passer les fêtes avec nous. Je garde espoir de recevoir bientôt de tes nouvelles.

17 janvier 1908

Aujourd’hui, le soleil a bien voulu se dévoiler quelques heures. Il nous a réchauffé un peu, il a surtout réchauffé nos âmes. Nous avons fait une promenade jusqu’à l’église d’Arvidsjaur, pour assister à l’office. Le discours du Pasteur m’a bouleversée. Il sait choisir ses mots, il sent quand nous avons besoin de son aide. Il est nouveau ici, il est arrivé une semaine après que tu es parti pour Kristinehamn. Grâce à lui, nous allons réouvrir l’école, bientôt selon lui. Je vais pouvoir reprendre mon travail. Tu m’as dit bien des fois que je n’avais pas besoin de travailler, je sais, je t’entends encore. Mais si je ne sors pas de cette maison, je meurs lentement. Le silence, la nuit, le froid, tout devient invivable en ton absence. Je passe mes journées entières devant la cheminée à lire, à broder et à regarder ta photo. Tu a l’air sérieux, avec tes cheveux bien mis en arrière, ta petite moustache et tes lèvres pincées. Ton costume noir est parfait, tu es parfait. Certains jours, je regarde cette photo, je ferme les yeux, et je me retrouve quelques année en arrière. Nous étions si heureux, la vie était devant nous, elle nous souriait.


23 janvier 1908

Je maudis le jour où tu as eu cette idée. Je ne devrais pas avoir de tels propos, mais ce silence me tue et me rend folle. Je t’ai encouragé pourtant, jusqu’au bout. Nous allions enfin pouvoir sortir de cette région qui nous emprisonne. Et Norrland allait sortir de sa solitude. Tous les gens du village t’applaudissaient. Jusqu’à maintenant, personne n’imaginait cette voie de chemin de fer possible. Tu a transformé leur rêve en réalité. Alors, pourquoi n’es-tu pas auprès de nous aujourd’hui pour célébrer ta victoire ? Qu’est-ce qui te retarde tant ?
Jamais je n’avais vécu un hiver aussi froid. Après plusieurs jours de neige, les températures ont baissé terriblement. Le vieux Stellan m’a appris que beaucoup de nos voisins souffrent de pneumonie. Je n’ai pas la force d’aller à leur chevet. Je me sens faible. Stina reste auprès de moi et m’aide beaucoup, je ne sais pas ce que je ferais sans elle.


30 janvier 1908

Göran Björnvall, le Pasteur, est venu déjeuner à la maison hier. Il nous a apporté de la viande d’élan pour plusieurs jours. Nous avons bu du vin chaud, et il a lu un passage de la Bible. Pendant sa lecture, je ne pouvais m’empêcher de l’observer, d’observer ses mains. Elles me rappellent les tiennes, grandes avec de longs doigts, les ongles parfaitement soignés. Sa voix grave et douce me berçait. De temps en temps, je sentais son regard noir et rassurant se poser sur moi. Nous étions assis dans la grande pièce, près de la cheminée. Je fermais les yeux m’imaginais que tu étais de retour, et que c’était toi, près du feu, qui me faisait la lecture et me regardais.


3 février 1908

L’école est enfin ouverte, et je me sens beaucoup mieux. Stina pense que j’ai mangé quelque chose qui ne fallait pas. Je vais pouvoir sortir de la maison et sortir de cette torpeur dans laquelle je me suis renfermée depuis quelques semaines. Göran Björnvall passera me chercher demain, avec son traîneau, pour que je n’ai pas à marcher. Il est très serviable. Il me soutient beaucoup.
L’idée de travailler à nouveau me plait. Je me sens revivre, je me sens vivre. J’ai hâte de voir les enfants et de passer quelques heures avec eux. Ils seront mon rayon de soleil pour le reste de l’hiver.


20 février 1908

Je n’ai pas pu prendre ma plume pendant quelques jours. J’étais souffrante à mon tour, mais pas du même mal que nos voisins. Le docteur Knapp m’a annoncé que j’étais enceinte et que j’avais perdu le bébé. C’était très normal pour lui, à 38 ans, c’est dangereux d’avoir des enfants, m’a-t-il dit. C’est mieux ainsi, soit disant. La vie qui nous souriait il y a quelques années a arrêté de nous sourire le jour où tu es parti. Aujourd’hui je pleure cet enfant que nous avons toujours souhaité, et que nous n’aurons certainement jamais.
Göran Björkvall m’aide à prier et à trouver la sérénité. Il m’encourage à continuer avec les enfants. Il ne cesse de répéter qu’ils ont besoin de moi. Où vais-je trouver la force de rencontrer tous ces enfants que je ne peux pas avoir ? Ô, mon Dieu, je prie pour que mon cher Axel revienne près de moi bientôt.


25 février 1908

Je n’arrive plus à trouver le repos et le calme dans la foi. Je n’arrive plus à croire. Je ne veux plus de ce silence que Dieu m’impose. Si seulement j’avais un signe de toi, Axel, un simple signe pour me dire que tout va bien, et qu’avant la mi-été tu seras à nouveau près de ton Agnes. Ou alors un signe de Dieu, ou alors rien. Et c’est la fin. Et je me sens partir. Pourquoi cet hiver est-il cruel ? Pourquoi le silence se fait plus silencieux encore et le noir plus noir encore ?


24 mars 1908

C’est la fin. Aujourd’hui, j’ai reçu un télégramme de l’hôpital de Mora : « Madame Agnes Rappe, nous sommes désolés de vous annoncer le décès de votre mari, Axel Rappe, le 2 mars 1908. ». Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment. Peu importe. Tu n’es plus. Et moi, je ne vais plus te toucher, te sentir, te regarder. Je ne vais plus entendre ta voix, écouter tes idées. Quel est le sens de cette vie sans la personne que nous aimons.
Mon cher journal, à qui dois-je écrire maintenant puisque mon Axel ne reviendra plus ? Depuis des mois que je suis seule, le vide se fait plus profond aujourd’hui. Je n’existe plus. Je ne suis plus. Je pars le rejoindre, il a besoin de moi. Il a oublié son manteau. L’hiver est rude cette année. Il ne doit pas attraper froid.


(écrit à partir du titre "Sainte Catherine")

L'attente

Elle n’arrivait pas à oublier. Elle n’arrivait pas à l’oublier. Ça faisait trois ans déjà, et pourtant, elle sentait toujours ce vide l’envahir. Elle en avait fait des démarches pour retrouver son bateau ou l’épave de son bateau, pour trouver les preuves qui lui permettraient de ne plus y croire. Tous ces efforts depuis trois ans, en vain, aucune piste, aucune aide. Elle continuait pourtant à venir à Stockholm chaque année, et l’attendait dans ce petit café italien tous les après-midi pendant deux semaines. Elle pensait le garder vivant un peu plus longtemps, mais au fond d’elle, elle savait qu’il n’y avait plus d’espoir. Elle but une gorgée de son café tiède, et machinalement, tourna la page de son livre.

- Good afternoon young lady !

Garance sursauta. Plongée dans ses pensées, elle n’avait pas entendu entrer ce couple d’Anglais. En deux jours, c’était la troisième fois qu’elle les rencontrait. Eux aussi étaient descendus à l’hôtel Karelia, un peu plus haut dans la rue Birger Jarl. Hier soir, alors qu’elle lisait tranquillement dans le hall de l’hôtel en attendant le dîner, elle avait tout de suite reconnu l’accent très british de ce couple venu s’installer en face d’elle. Ils avaient plus de 60 ans, pensait-elle, de l’âge de son père, oui, certainement. Ils étaient très chics tous les deux, lui en costume noir avec cravate, chaussures noires impeccables, cheveux grisonnants bien rangés et moustache juste taillée, elle, elle portait une robe rouge, toute simple, un chapeau noir qui lui donnait un air sérieux et mélancolique et un manteau d’hiver, noir également. Garance avait compris, grâce aux quelques mots venus jusqu’à elle, qu’ils allaient fêter un anniversaire au restaurant, elle n’avait pas entendu plus. Et quelques minutes après, elle les voyait partir en taxi, en direction de Stureplan. Leur deuxième rencontre fut plus brève encore, elle venait de finir son petit-déjeuner et s’apprêtait à remonter dans sa chambre quand elle les vit s’asseoir à la table d’à côté. Elle les salua d’un signe de la tête, pris son livre et quitta le restaurant.

- Good afternoon ! répondit-elle
- French ? demanda le gentleman.

Garance acquiesça et d’un geste de la main les invita à sa table.

- Two cappuccinos please, avait commandé la femme avant de s’asseoir.

Puis, présentations comme il se doit : il s’appelait Peter et sa femme Jane, tous les deux médecins à la retraite et en voyage à Stockholm pour fêter leur 40 ans de mariage, deux enfants mariés également, et cinq petits enfants. Il s’était exprimé en français, dans un français moyen, plein de fautes, ce qui rendait à son discours une petite touche humoristique, et fit sourire Garance. Jane, quant à elle, n’avait pas encore dit un mot, elle écoutait, observait et souriait. Garance se présenta à son tour, mais ce fut plus bref, elle ne voulait pas entrer dans les détails : Garance, 25 ans, à Stockholm pour deux semaines de vacances, seule. Ce dernier mot avait résonné dans sa tête comme une vieille migraine qu’on veut oublier et qui refait surface. Après un long silence et quelques sourires, on apporta les cappuccinos, et la conversation repris. Garance s’était mise à poser beaucoup de questions pour éviter de parler d’elle. Très vite elle s’était sentie attirée par ce souple : tout en eux respirait la vie, l’harmonie, la sérénité, la sagesse. Ils avaient été partout dans le monde, ou presque. Peter racontait avec passion des détails de leur vie, des voyages, des anecdotes de patients, les moments les plus intenses partagés avec Jane, il parlait sans vraiment se préoccuper de sa grammaire, pour lui l’important était de se faire comprendre. Ils venaient régulièrement à Stockholm, ajouta Jane dans une français presque parfait. Elle parlait peu, remarquait Garance, mais elle pouvait lire dans son regard que chaque phrase était mûrement réfléchie : le sujet, le verbe, le complément, tout est là, donc je peux dire ma phrase.

- Stockholm est un ville coloré, reposant, nous aimons beaucoup, prononça Jane tout doucement

- J’ai a beaucoup aime la musée Vasa, c’est absolument fantastique, continua Peter

Garance s’amusait à les écouter. Elle prenait beaucoup de plaisir à voyager avec eux, à découvrir le monde sans quitter le café, à rire avec eux. Pendant plus de deux heures elle avait dévoré leurs paroles, et elle voulait que cet instant ne s’arrête jamais, deux heures pendant lesquelles elle avait réussi à oublier sa solitude, sa tristesse, ses recherches désespérées. Elle avait très peu parlé d’elle, esquivant les questions en posant à son tour d’autres questions. Elle savait qu’ils avaient compris, elle ne voulait pas se confier, pas maintenant. Et ils respectaient son choix.

Il faisait déjà nuit et il n’était que 15 heures. Jane et Peter voulaient faire une longue promenade dans le froid sec de Stockholm, ils aimaient ses rues illuminées, ses vitrines encore décorées de Noël, l’atmosphère après-fête qui régnait. Garance ne pouvait pas les suivre, elle attendant quelqu’un, enfin, peut-être. Ils s’étaient donc mis d’accord pour se retrouver un peu plus tard, à l’hôtel, pour aller dîner ensemble. Peter connaissait un très bon restaurant sur la place Norrmalm, pas très loin. Jane embrassa Garance à la française, une bise sur chaque joue, Peter lui la prit dans ses bras et la serra très fort. Ces quelques secondes dans les bras de cet homme lui rappelaient d’autres bras, familiers ceux-là. Elle revoyait encore cette image qui ne l’avait jamais quitté depuis trois ans, sur le port de La Rochelle, juste avant que son père ne parte pour un tour du monde en solitaire, il l’avait serrée dans ses bras très fort, comme Peter venait de le faire à l’instant. Et ses derniers mots : n’oublie pas, café Dell’Angelo, à Stockholm, vas-y tous les après-midi les deux premières semaines de janvier, et un jour j’y serai. Elle se retrouvait debout, seule, la main encore levée pour saluer, un sourire plein de tristesse, alors que Peter et Jane venaient de fermer la porte du café.

C’était décidé, ce soir, elle leur parlerait d’elle, de sa vie, de son prénom, Garance, en souvenir d’Arletty dans Les enfants du Paradis, film préféré de sa mère qu’elle n’a jamais connue, de son père, qui l’a élevée seul, en se privant de sa passion pour les bateaux, de son rêve de faire le tour du monde en solitaire, et de se renfermer un peu plus dans sa solitude, et de leur rendez-vous dans ce café. Oui, c’était décidé, pour une fois, elle allait s’ouvrir et essayer d’exorciser ainsi ce vide qui ne l’a jamais quitté depuis trois ans, ce vide qu’elle a peut-être toujours eu.


(inspiré par Hotel Lobby de E. Hopper)

S'il restait...

S’il restait un cerf-volant
Je ferais comme ces enfants de 80 ans
J’irais sur la place Zhong Nan
J’écrirais quelques mots sur ce jeu volant
Et les laisserais emporter par le vent,
S’il restait un cerf-volant
Ce serait le mien, certainement.

S’il restait un souvenir
Celui de ces enfants de 80 ans
Fascinés par ces mots volants
Dans une ville où rien est émouvant
Sauf ces vieux enfants,
S’il restait un souvenir
Souvenir de mon cerf-volant évidemment.


(du côté de la poésie)

Je suis ce qui m'entoure

Je suis l’ombre de cette femme enveloppée d’un châle noir, la protégeant du soleil et du froid. Comme elle, je file la laine en descendant la colline qui se reflète dans le miroir du lac.

Je suis le turban de cet homme, au-dessus de ses yeux plissés par la lumière. Je tourbillonne sur sa tête et viens caresser son visage marqué par les années et sa longue barbe grisonnante.

Je suis le tablier de cette grand-mère, toujours impeccablement posé sur les genoux. Je l’accompagne dans ses mouvements, dans ses taches familières, jusque dans sa sieste.

Je suis la rosée du matin déposée après les ébats de la nuit. Jeune, fraîche, et humide, je m’évanouis avec la venue des rayons du soleil.

Je suis les conséquences de cette pluie diluvienne et interminable. Je suis aimée et détestée, je nourris, détruis et tue.

Je suis les seins fermes et pointus de cette Africaine, fiers de la nudité et de la nature qui les entourent.

Je suis la flamme de ce dragon, figée comme lui depuis des siècles sur le mur sans pouvoir me libérer.

Je suis la pipe du marin debout sur son bateau. Je suis son passe-temps, son repos, sa quiétude, sa patience. Sans moi, il n’est plus, debout sur son bateau.

Je suis ton reflet dans le miroir. Je t’observe, te juge, t’admire, seul le mouvement silencieux de mes lèvres te critique.

Je suis la pupille de ces yeux d’enfant, noire et intense, au milieu d’une mer blanche. Je suis fascinée par ce que je vois, ou noyée dans mes rêves.

Je suis le dernier souffle de cette fleur de l’eau et du soleil, récemment coupée et offerte à un inconnu, puis déposée sur le ciel bleu du bateau.

Je suis le coup de pinceau de ces taureaux. À la fois précis et léger, j’établis les contours dans un camaïeu de gris.

Je suis le sommeil de cette statue, son silence et son calme, sa sérénité, sa tranquillité, sa paix.

Je suis la bouche douce et pulpeuse de cette actrice inconnue, vieille de cent ans. J’esquisse un léger sourire séducteur par-dessus mon épaule nue.

Je suis les graines de blé dans la paume de sa main. Admirée et désirée, je réveille l’espoir des visages penchés sur moi.

Je suis les pierres précieuses de ce mausolée, le souvenir ambigu de l’amour, de la haine et de la mort.


(mon imaginatique)

Un dimanche à la campagne

Qui n’a jamais rêvé de grandir à la campagne en famille avec parents, frères, sœurs, oncles et tantes, grands-pères et grands-mères… Bref, une grande famille unie, qui se retrouverait les dimanches autour d’une grande table sur laquelle se mêleraient terrines diverses, salade verte, gros pains de campagne, beurre, vin rouge, tartes salées, le tout préparé par la maîtresse de maison. Un vrai plaisir gourmand, une ambiance conviviale, fraternelle, conversations joyeuses autour d’un petit verre de vin certainement de trop, chacun raconterait sa blague, chacun raconterait son souvenir qui en ferait rougir certains et rire d’autres. Et chaque dimanche soir on penserait déjà au week-end suivant. Et le dimanche suivant on recommencerait, et ainsi de suite sans jamais se lasser !

C’est dans cette ambiance-là que j’ai grandi à la campagne. Pour les repas de famille du dimanche, nous étions cependant moins nombreux, en plus de mes parents et de mes deux sœurs, il y avait mon grand-père, le père de maman. Un grand homme et un homme grand. Il était grand de tous les points de vues : par la taille, il mesurait 1m85 même si la vieillesse lui avait enlevé quelques centimètres ; il était grand dans la largeur aussi, il adorait les couscous ; et surtout, il était grand dans le savoir-faire de tous les savoirs du monde entier. Un vrai superman, un vrai héro de la deuxième guerre mondiale. C’était un homme extraordinaire, il avait tout fait, tout vu, et en tant qu’ancien militaire, il savait ce qu’était la vie, la vraie, la dure, celle de son époque, la belle époque, parce que maintenant, rien à voir avec la vraie vie.

Les repas des dimanches se déroulaient souvent de la même façon. Maman voulait faire plaisir à tout le monde en préparant un bon repas, en allant chercher son père, en créant une atmosphère agréable, familiale, décontractée. Ce n’était pas toujours si simple. J’ai du mal à me souvenir comment tout commençait, une phrase, un mot, un silence ou alors un geste, je ne sais plus. En revanche, je me souviens parfaitement comment tout terminait : la table se vidait petit à petit de ses hôtesses, après une conversation animée que les promeneurs dominicaux pouvaient entendre depuis la rue. Ensuite, c’était mon père qui, une fois son bout de fromage avalé, allait se mettre dans son fauteuil, devant la télé, en réclamant son café à celle qui avait eu la flemme de participer à la conversation du jour. Finalement, il ne restait plus que le chef de la discussion, mon grand-père. La suite était aussi prévisible, mon père finissait par aller faire la sieste, ma mère et nous, une fois la tempête passée, faisions la vaisselle, et mon grand-père, toujours assis devant sa tasse de café vide, attendait qu’on le ramène chez lui.

Mais parfois nous avons fait la joie de notre grand-père. Par exemple, quand j’allais à l’école primaire du village, il m’arrivait souvent d’être malade. Mon grand-père me gardait alors, et il m’emmenait dans sa vieille Opel violette, « très vieille mais comme neuve » répétait-il souvent, et nous allions jusque dans les bois écouter de la musique de chasse à cours en dégustant une pâtisserie tout juste achetée. A l’époque, je faisais les choses bien. Puis j’ai fait l’erreur de grandir et d’avoir des idées et un caractère. A l’adolescence, c’est fou les mauvaises habitudes qu’on peut prendre. On voudrait tout savoir très vite, on voudrait tout faire très vite, et on n’écoute pas les conseils de quelqu’un qui a vécu, de quelqu’un de sage. Je pensais que ma mère et mon père étaient des personnes qui connaissaient la vie, mais je me suis aperçue rapidement que personne ne pouvait mieux savoir que grand-père. Sa propre fille ne faisait jamais rien de bien, et ne parlons pas de son gendre... Je me suis toujours demandé comment un être aussi parfait que grand-père pouvait avoir fait une fille aussi inutile, et l’avoir laissée se marier avec quelqu’un tout aussi inutile. J’avais du mal à comprendre également pourquoi grand-père parlait tellement de sa voisine, une femme charmante, aimable, gentille, et qui avait des enfants intelligents, habiles, très gentils et très travailleurs, ou pourquoi il parlait de son autre voisine, d’en face cette fois, charmante également, généreuse, un vrai trésor, ou encore de sa femme de ménage, une femme exceptionnelle et indispensable. J’en étais arrivée à la conclusion que finalement, dans ce village, tout était une question de quartier : le nôtre, celui des bons à rien, le sien, celui des gens parfaits. J’essayais alors d’aller régulièrement chez lui en pensant qu’une fois dans sa maison, je devenais quelqu’un de bien… Je me suis vite rendu compte que c’était en vain. J’avais été élevée dans le mauvais quartier, il n’y avait plus d’espoir pour moi.


(l'art du paradoxe)

Je me souviens

Je me souviens de mon premier baiser de cinéma. Il y a longtemps. Nous montions dans la tour du château, enfin, de ce qui reste du château, c’est-à-dire la tour. Au début, c’était seulement des petits bisous sur les lèvres. Et puis, il y eut la langue. Il avait 14 ans, j’en avais moins.


Je me souviens du premier jour dans mon nouveau collège. J’ai encore en mémoire la chanson qui passait à la radio dans la voiture, quelques minutes avant d’arriver, une chanson de ZZ Top… Je n’ai jamais aimé. Je me souviens du « T’as vu, c’est la nouvelle ! » chuchoté par un de ma classe, lors de l’appel dans la cour.


Je me souviens du premier mort que j’ai vu et touché. Toute la famille était réunie autour de son lit, chez les grands-parents. Quelques personnages dans la pénombre : certains indistincts, peut-être mes oncles et mes tantes, puis mon père et ma mère, certainement, ma grand-mère et mon grand-père, c’est sûr. Juste à côté de moi se tenait mon cousin. Et le mort, étendu sur le petit lit, dans la pièce contiguë au salon. Mon cousin et moi étions trop petits pour comprendre ce qui se passait, et en même temps, nous étions attirés par ce corps allongé, inerte, blanc. Grand-père nous poussa à le toucher, sous le regard amusé du reste de la famille. J’entends encore les conversations et rires étouffés. Avec beaucoup de courage, je me décidai à m’approcher un peu plus et toucher ce qui se présentait en face de moi, ses pieds. Le contact entre ma main et son pied ne dura qu’une seconde, la peur m’envahit, c’était froid. Longtemps après je compris que cet inconnu s’appelait Momo ou Maurice.


Je me souviens de ma première copine. J’avais 6 ans. L’heure du sport était arrivée. Il fallait se mettre en rang par deux. J’étais toute seule, elle était toute seule. Je lui ai demandé : « tu veux être ma copine ? ». Elle me dit oui, et on se prit la main. C’était si simple.


Je me souviens de la première fois qu’il m’a embrassé. C’était un mercredi après-midi du mois d’avril, il y a 13 ans maintenant. Une semaine de vacances pour moi, une semaine de permission pour lui. On venait de passer quatre jours à visiter les alentours, la campagne, les villages et leurs églises, quatre jours à se lever aux aurores et profiter des journées sans se lasser. Et arriva le mercredi. Assis sur mon lit, l’un en face de l’autre, on bavardait, on riait, on écoutait de la musique. Puis un ange passa, les bavardages se transformèrent en pensées, les rires en pleurs et la musique nous parut mélancolique. Et le silence. Plus que deux jours. Déjà, je pensais à son absence. Il m’embrassa à cet instant. Oui, je me souviens encore de ce moment tant attendu tant désiré, et qui se réalisait enfin. 12 ans après, on se mariait.


Je me souviens de notre premier appartement, 6 rue Bourcani, petit, humide et froid. Pour se chauffer dans la cuisine, nous allumions le four à gaz. Dans la chambre, il y avait un radiateur extraterrestre qui chauffait nos têtes et congelait nos pieds.


Je me souviens de mon premier voyage seule, juste après le bac. Des valises pour un an, direction Grenade. Je me souviens de mon silence dans le brouhaha de la gare à la frontière, je me souviens de mon silence dans le train. Je me souviens de mes premiers mots, en anglais, à un couple assis près de moi, puis de mon silence à nouveau.


Je me souviens de ma première poupée. Elle portait une salopette de plusieurs couleurs : jaune, bleue, rouge, verte et les manches étaient blanches. Elle était blonde avec les cheveux longs et mal coiffés. La tête gardait les marques de dents du chien, mais c’était ma poupée, et je n’en voulais pas d’autre. Impossible de m’en séparer, je pouvais jouer dans ma chambre, dans le jardin ou à la ferme, elle me suivait. Même lorsque je devais monter ou descendre l’escalier, encore en stade d’échelle, qui menait à notre nouvelle chambre, je ne voulais pas la laisser. Résultat, beaucoup de pleurs et de peur aussi bien pour moi que pour mes parents qui me voyaient descendre de la chambre plus vite que prévu, la poupée sous le bras. Partout où j’allais, elle allait. C’était mon double, j’étais blonde à l’époque.


Je me souviens de la première fois que j’ai réussi à faire du vélo. Dans une petite cour intérieure chez des amis. Le vélo était trop petit, les pneus étaient dégonflés, et je m’ennuyais. Mes parents n’ont jamais compris pourquoi là-bas, et pas à la ferme. J’avais 13 ans.


Je me souviens de mon premier voyage en Suède. Septembre, ciel gris menaçant, vents forts, mer insaisissable, froide, pulls et imperméables, lui et moi trouvions refuge dans des cafés déjà déserts. Je mangeai mon premier hamburger au hareng fris dans le port d’un petit village, inoubliable, concombre sucré, poisson salé, aneth. Et puis il y eut sa chambre d’étudiant, ses amis et leurs conversations dans une langue qui m’était alors inconnue. Premiers silences, premières disputes, premières réconciliations. On s’aimait. Après quelques jours dans le sud du pays, la vieille ford fiesta blanche nous mena chez ses parents. 3 heures de festival de couleurs : jaune, orange, rouge, marron pour les arbres, vert pour les champs, rouge lis de vin pour les maisons. Dans sa ville, les maisons étaient en fête aussi : il y en avait des bleues, des rouges, des blanches, des jaunes. La sienne : jaune. Et devant la maison jaune : ses parents. Après des présentations informelles, sa mère me prit dans ses bras et me glissa à l’oreille un « Bienvenue dans la famille » dans un français adorablement approximatif. Je fus remplie de joie. Je me souviens, c’était notre première rencontre.


(première fois: l'inventaire)

Là où tout commence

C’est là où tout commence et où tout finira certainement, là où il n’y a rien à faire le dimanche, sauf peut-être quelque brocante au détour d’un village, là où l’odeur de la campagne et des vaches commence à s’éteindre, là où le commérage fait bonne figure ; c’est là où la nuit se transforme en dame de jour pour recevoir tous ses invités, là où le chant du coq sonne l’heure de se coucher pour certains, de se lever pour d’autres, là où l’histoire a laissé des traces impérissables et majestueuses, là où l’été assoiffé enchante les visiteurs ; c’est là où soleil rime avec minuit quelques jours dans l’année, là où les bougies réchauffent les cœurs quand le froid infiltre les corps, là où les maisons vêtues de leurs plus belles couleurs s’admirent dans le miroir de l’eau ; c’est là où tout le beau monde, d’ici et d’ailleurs, se retrouve à l’heure du thé avec Madame T., là où la pluie n’est plus un mythe, là où tous les styles se mélangent et où on peut passer inaperçu ; c’est là où le froid de l’hiver vous gèle les mains, là où les hamburgers n’ont pas réussi à déloger les pirojki, là où la couleur de la peau est encore un laissez-passer, là où les branches de boulot servent à fouetter le dos dans les chaleurs étouffantes des banias ; c’est là où de somptueux édifices font de l’ombre à toutes ces maisons délabrées où règnent les cafards, là où l’art sert de gagne-pain à des milliers de personnes, là où l’histoire a laisser des traces moins somptueuses cette fois et peu avouables ; c’est là où un sourire ne coûte rien mais veut dire beaucoup, là où le vélo, qui autrefois peuplait les villes et villages, doit se battre pour garder sa place, là où respirer de l’air pur devient un combat de chaque jour, là où garder un secret est du domaine public ; c’est là où la vie ne vaut pas plus qu’un vieux téléphone portable, là où le printemps est éternel, là où l’esclavage n’a pas complètement disparu, là où avoir treize ans ne veut pas toujours dire enfant, là où la terre tremble et le feu jaillit, là où tout est possible, le bien comme le mal ; c’est là où les saisons se suivent et laissent une trace à chaque passage, là où l’argent n’est plus un mystère, là où tout est si près et si loin à la fois, là où la vie s’écoule paisiblement, sereinement, lentement.
Là où soi-même on réapprend à vivre paisiblement, au grè des saisons, sans avoir peur d’un enfant sur le chemin de l’école, ni du bruit du canon pour effrayer les oiseaux au-dessus des vignes, avec une vie rythmée par des promenades à l’air libre et pur sans trop se préoccuper de ce type derrière, qui nous a paru louche bien sûr, mais qu’on oublie vite ; là où soi-même on réapprend à vivre en laissant derrière soi cette peur qui nous tenaille à chaque mouvement de terre ou peut-être n’est-ce qu’un simple vertige, et puis on ne se laisse plus avoir par l’hiver, même si on avait un peu perdu l’habitude, bonnets, écharpes, gants redeviennent nos meilleurs amis, et la pluie aussi ; là où soi-même on passe des heures à se remémorer, à la lueur des bougies, ces balades à vélo au péril de notre vie, ces colères prises au milieu d’une population incrédule, cette visite chez le médecin qui a tourné en réunion publique, ou le nombre de cafards qu’on a eu la malchance de croiser, ou encore comment on a honteusement réussi à grappiller quelques sous pour cette chemise brodée mains ; on se raconte ces histoires puis on réalise que le temps passe et qu’on n’a plus l’âge de faire la fête jusqu’au lever du jour, que les grasses matinées ne font plus partie de notre emploi du temps, que les petites excursions spontanées, où on se voyait manger des pirojki encore chaudes au milieu de nul part en attendant un éventuel bus, doivent être maintenant calculées, que mettre ces chaussures avec cette jupe fait trop vieux, ou trop jeune, ou on n’ose pas, que là où tout commence ne ressemble plus à ce souvenir qui nous habite, et le chemin blanc ne mène même plus aux vaches.


(filiation symbolique, généalogie de lieux)

Boulot d'été

Marcher, marcher et marcher encore. Marcher du matin jusqu’au soir, marcher le long de ces vignes, sans s’arrêter, de haut en bas, puis de bas en haut, marcher et aller vite. Marcher et se baisser pour attraper le fil de fer, fixé d’un bout à l’autre de la vigne pour en faciliter, soit-disant, le relevage, et l’accrocher aux minuscules clous plantés en haut des poteaux. Marcher et se baisser pour égourmander, ou enlever ces jeunes pousses superflues aux pieds des vignes. Puis marcher à nouveau et se baisser encore quelques mètres plus loin. Et ce fil qui se prend dans les mauvaises herbes, le chercher, le tirer de toutes ses forces, avancer trois pas pour le sortir des ronces, reculer de deux et recommencer l’opération avec plus de succès. S’écorcher les doigts au fil complètement rouillé, se prendre les jeunes branches longues et vigoureuses dans les yeux et s’énerver et jurer que c’est la dernière fois, que plus jamais. Puis continuer sur ce chemin à se tordre les pieds, à se piquer aux orties, à s’égratigner aux ronces et à râler. Des heures entières en silence, des heures entières seul avec soi-même à ne s’accorder aucune pause, sauf pour une gorgée d’eau. Le chant des oiseaux invitant à la rêverie. Et le rêve de s’installer quelques instants. Un hamac non loin de la mer ou au bord d’une piscine, les pieds en éventail... Un lit bien douillet juste pour quelques minutes, histoire de reposer le corps et les yeux...
Se réveiller brusquement au milieu des vignes par une radio hurlant à tue-tête, quelqu’un de plus rapide, une habituée... Regarder alors derrière soi l’étendue des dégâts de ce moment d’évasion : faire marche arrière pour quelques branches hirsutes et indomptables. Et se vider la tête complètement pour ne pas la perdre. Marcher sans penser à rien... Difficile... Mais pas impossible. Faire les gestes mécaniquement, l’un après l’autre, marcher, se baisser, chercher le fil, le relever, l’accrocher aux poteaux, égourmander, vérifier que tout est en place et recommencer. Quelques défis pour se donner du courage : finir le rang avant celle de la radio et il m’aimera toute la vie... Perdre. Recommencer. Perdre encore... défi stupide...
Soleil de plomb. Réveillé aux aurores pour profiter de l’air frais matinal et de la rosée, plus d’efficacité pour les uns... pour d’autres, plus de sommeil. Et pour le reste de la journée : chapeau large et crème solaire ne protégeant pas des coups de soleil. Vêtements légers : choisir le bon t-shirt, remonter le short le plus haut possible et enfouir les chaussettes dans de vieilles chaussures basses, éviter ainsi les marques, et donc le fameux ‘bronzage paysan’ ; essayer au mieux de ne pas avoir l’air ridicule sur la plage le reste de l’été. S’accrocher justement au reste de l’été, s’imaginer le réconfort après l’effort, la douche froide qui attend le soir même et quitter l’odeur de la transpiration installée dans les vêtements depuis les premières heures.
Pluie battante, pluie fine. Mauvaise journée parce que mauvaise humeur pour la journée. Bottes, ciré à capuche, habits de rechange. Pluie sournoise s’accumulant sur les feuilles de vignes pour mieux s’engouffrer dans les manches du ciré, donc du pull, effet mouillé assuré comme dans ces boîtes branchées, la fête et la bonne humeur en moins. Pluie fourbe ramolissant la terre et celle-ci de coller aux bottes pour en faire de vrais boulets à se trainer sur les interminables aller et retours du vignoble. Pluie insidieuse transformant les mains les plus vigoureuses en de vieilles mains fripées et maladroites, teintées d’une couleur indéfinissable entre le vert du feuillage et la rouille du fil. Et c’est l’image de la douche, chaude cette fois-ci, l’envie d’une manucure pour retrouver des ongles dignes d’une main féminine, le souvenir de cette jolie robe légère et estivale récemment achetée pour lui plaire...
Fin de journée, grand soupir, petit sourire en vue d’un repos bien mérité. Avant de partir, se retourner une dernière fois pour regarder le travail accompli. Réel plaisir des yeux devant une vigne bien rangée... Maigre consolation quand la perspective d’une même journée s’annonce.


(s'évader au travail)

jeudi 8 janvier 2009

La vie de Julius Knapp

Avoir 22 ans en 1890, ce n’était pas facile. Mais lorsqu’on était un travailleur plein d’ambitions n’ayant pas froid aux yeux, la vie se présentait différemment. Julius Knapp était un de ceux là : il aimait travailler, il était courageux et audacieux et ne voulait pas que sa famille vive dans la misère.

Sa vie de marin avait commencé dès son plus jeune âge. Il avait d’abord suivi son père sur les bateaux, pour, à 15 ans, le remplacer lorsqu’il était souffrant et puis finalement prendre sa place lorsque ce dernier ne pouvait plus bien voir.

A 22 ans, c’était devenu un bel homme, grand, fort, avec une petite moustache blonde, les cheveux longs toujours mal coiffés, cachés dans une casquette qui les protégeait à la fois du soleil, de la pluie et du vent. Son visage était déjà marqué par la vie, par le sel de la mer, le froid. Ses pommettes saillantes et son front plissé lui cachaient les yeux qu’il avait d’un bleu limpide. Il aimait fumer la pipe dès qu’il avait un moment de repos, ou lorsqu’il devait prendre une décision. Ces quelques minutes de réflexion lui évitait de regretter des réponses souvent trop hâtives.

Ce fut le cas ce jour de juillet 1890. On lui proposait un poste de pilote côtier. Il était le seul à avoir passé l’examen de capitaine et à avoir de l’expérience sur les plus gros navires. Il connaissait bien la mer et surtout l’archipel de Göteborg et son port. C’était l’homme de la situation lui avait-on dit.

Sa vie allait donc changer. Finis les longs séjours en mer, les nuits froides et humides, les mains calleuses, les bagarres alcoolisées entre marins étrangers dans les ports étrangers pour des femmes étrangères. Il allait pouvoir rentrer tous les soirs, voir ses enfants grandir, se réchauffer dans les bras de sa femme les longues soirées d’hiver, manger du jambonneau avec de la purée de rutabagas qu’il aimait tant, se promener seul sur la plage et regarder les nuages de pluie arriver sur l’île.

Et sa vie changea. Il passa ses journées à surveiller l’arrivée des navires depuis Marstrand, son île natale, et les acheminer, s’ils en faisaient la demande, jusqu’au port de Göteborg. Il devenait alors, et pour quelques heures seulement, le capitaine de ces paquebots et autres gros navires, il les admirait, il les caressait, il les aimait et il les quittait. Puis il rentrait chez lui, il embrassait sa femme et ses enfants, s’asseyait au coin du feu et fumait sa pipe en pensant à son cousin Jörgen qui était parti pour l’Amérique faire fortune, il y avait bien longtemps de cela. Il s’énervait quand la soupe de pois jaune n’avait pas de lard, râlait quand les journées étaient interminables l’été, déprimait quand le bois pour la cuisinière venait à manquer.

Cette vie-là, il l’avait rêvée, il l’avait idéalisée, et finalement il la détestait. Elle a pourtant duré 10 ans, une éternité.

Il se mit à rêver une nouvelle vie le jour où il reçut une lettre de Jörgen. Celui-ci s’était installé dans une ville du nom de Chicago avec beaucoup de ses amis de voyage, avait une vie que plus d’un au pays pouvait envier, et invitait Julius, son petit cousin préféré, à le rejoindre.
Ambitieux et aventureux de nature, Julius se préparait à partir dès le lendemain. Il allait faire le voyage seul pour commencer et s’installer, puis femme et enfants suivraient une fois que tout serait en place.

Trois mois après avoir reçu la lettre, il laissait le port de Göteborg en tant que passager cette fois. Malgré l’excitation du voyage, ce fut un départ plein de larmes et de chagrin. Il ne savait pas quand il reverrait sa famille la prochaine fois. Il les aimait, il les quittait.

Vilhelmina resta une année, puis une autre, sans aucune nouvelle de son mari. Commençait alors la troisième année quand elle reçut une lettre adressée à Julius. Elle l’ouvrit et lut. C’était Jörgen, il insistait à nouveau pour que Julius aille le rejoindre, qu’il avait du travail pour lui, que c’était… Elle ne lut pas la suite, referma la lettre, la déposa sur la cheminée, s’assit et pleura.


(la vie)