vendredi 9 janvier 2009

Le dernier hiver

12 janvier 1908

Cette nuit j’ai eu un mauvais rêve : une tempête de neige détruisait tous les petits villages de Norrland, et toi tu te trouvais au milieu de cette tempête, debout, sans bouger. Ton visage paraissait complètement gelé, livide. Je voulais t’apporter ton manteau que tu avais oublié pour sortir, mais, plus je m’approchais, plus tu t’éloignais. J’avais presque réussi à te toucher, au moment où j’ai senti une main sur ma joue. Alors je me suis réveillée. Cette chère Stina était auprès de moi, elle m’avait entendu crier. Axel, où es-tu ? Voilà deux mois que j’ai reçu ta dernière lettre. Tu devais être de retour pour passer les fêtes avec nous. Je garde espoir de recevoir bientôt de tes nouvelles.

17 janvier 1908

Aujourd’hui, le soleil a bien voulu se dévoiler quelques heures. Il nous a réchauffé un peu, il a surtout réchauffé nos âmes. Nous avons fait une promenade jusqu’à l’église d’Arvidsjaur, pour assister à l’office. Le discours du Pasteur m’a bouleversée. Il sait choisir ses mots, il sent quand nous avons besoin de son aide. Il est nouveau ici, il est arrivé une semaine après que tu es parti pour Kristinehamn. Grâce à lui, nous allons réouvrir l’école, bientôt selon lui. Je vais pouvoir reprendre mon travail. Tu m’as dit bien des fois que je n’avais pas besoin de travailler, je sais, je t’entends encore. Mais si je ne sors pas de cette maison, je meurs lentement. Le silence, la nuit, le froid, tout devient invivable en ton absence. Je passe mes journées entières devant la cheminée à lire, à broder et à regarder ta photo. Tu a l’air sérieux, avec tes cheveux bien mis en arrière, ta petite moustache et tes lèvres pincées. Ton costume noir est parfait, tu es parfait. Certains jours, je regarde cette photo, je ferme les yeux, et je me retrouve quelques année en arrière. Nous étions si heureux, la vie était devant nous, elle nous souriait.


23 janvier 1908

Je maudis le jour où tu as eu cette idée. Je ne devrais pas avoir de tels propos, mais ce silence me tue et me rend folle. Je t’ai encouragé pourtant, jusqu’au bout. Nous allions enfin pouvoir sortir de cette région qui nous emprisonne. Et Norrland allait sortir de sa solitude. Tous les gens du village t’applaudissaient. Jusqu’à maintenant, personne n’imaginait cette voie de chemin de fer possible. Tu a transformé leur rêve en réalité. Alors, pourquoi n’es-tu pas auprès de nous aujourd’hui pour célébrer ta victoire ? Qu’est-ce qui te retarde tant ?
Jamais je n’avais vécu un hiver aussi froid. Après plusieurs jours de neige, les températures ont baissé terriblement. Le vieux Stellan m’a appris que beaucoup de nos voisins souffrent de pneumonie. Je n’ai pas la force d’aller à leur chevet. Je me sens faible. Stina reste auprès de moi et m’aide beaucoup, je ne sais pas ce que je ferais sans elle.


30 janvier 1908

Göran Björnvall, le Pasteur, est venu déjeuner à la maison hier. Il nous a apporté de la viande d’élan pour plusieurs jours. Nous avons bu du vin chaud, et il a lu un passage de la Bible. Pendant sa lecture, je ne pouvais m’empêcher de l’observer, d’observer ses mains. Elles me rappellent les tiennes, grandes avec de longs doigts, les ongles parfaitement soignés. Sa voix grave et douce me berçait. De temps en temps, je sentais son regard noir et rassurant se poser sur moi. Nous étions assis dans la grande pièce, près de la cheminée. Je fermais les yeux m’imaginais que tu étais de retour, et que c’était toi, près du feu, qui me faisait la lecture et me regardais.


3 février 1908

L’école est enfin ouverte, et je me sens beaucoup mieux. Stina pense que j’ai mangé quelque chose qui ne fallait pas. Je vais pouvoir sortir de la maison et sortir de cette torpeur dans laquelle je me suis renfermée depuis quelques semaines. Göran Björnvall passera me chercher demain, avec son traîneau, pour que je n’ai pas à marcher. Il est très serviable. Il me soutient beaucoup.
L’idée de travailler à nouveau me plait. Je me sens revivre, je me sens vivre. J’ai hâte de voir les enfants et de passer quelques heures avec eux. Ils seront mon rayon de soleil pour le reste de l’hiver.


20 février 1908

Je n’ai pas pu prendre ma plume pendant quelques jours. J’étais souffrante à mon tour, mais pas du même mal que nos voisins. Le docteur Knapp m’a annoncé que j’étais enceinte et que j’avais perdu le bébé. C’était très normal pour lui, à 38 ans, c’est dangereux d’avoir des enfants, m’a-t-il dit. C’est mieux ainsi, soit disant. La vie qui nous souriait il y a quelques années a arrêté de nous sourire le jour où tu es parti. Aujourd’hui je pleure cet enfant que nous avons toujours souhaité, et que nous n’aurons certainement jamais.
Göran Björkvall m’aide à prier et à trouver la sérénité. Il m’encourage à continuer avec les enfants. Il ne cesse de répéter qu’ils ont besoin de moi. Où vais-je trouver la force de rencontrer tous ces enfants que je ne peux pas avoir ? Ô, mon Dieu, je prie pour que mon cher Axel revienne près de moi bientôt.


25 février 1908

Je n’arrive plus à trouver le repos et le calme dans la foi. Je n’arrive plus à croire. Je ne veux plus de ce silence que Dieu m’impose. Si seulement j’avais un signe de toi, Axel, un simple signe pour me dire que tout va bien, et qu’avant la mi-été tu seras à nouveau près de ton Agnes. Ou alors un signe de Dieu, ou alors rien. Et c’est la fin. Et je me sens partir. Pourquoi cet hiver est-il cruel ? Pourquoi le silence se fait plus silencieux encore et le noir plus noir encore ?


24 mars 1908

C’est la fin. Aujourd’hui, j’ai reçu un télégramme de l’hôpital de Mora : « Madame Agnes Rappe, nous sommes désolés de vous annoncer le décès de votre mari, Axel Rappe, le 2 mars 1908. ». Je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas comment. Peu importe. Tu n’es plus. Et moi, je ne vais plus te toucher, te sentir, te regarder. Je ne vais plus entendre ta voix, écouter tes idées. Quel est le sens de cette vie sans la personne que nous aimons.
Mon cher journal, à qui dois-je écrire maintenant puisque mon Axel ne reviendra plus ? Depuis des mois que je suis seule, le vide se fait plus profond aujourd’hui. Je n’existe plus. Je ne suis plus. Je pars le rejoindre, il a besoin de moi. Il a oublié son manteau. L’hiver est rude cette année. Il ne doit pas attraper froid.


(écrit à partir du titre "Sainte Catherine")

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