lundi 25 mai 2009

Quand je me réveillerai…

Est-ce que j’en ai pris assez ? Oh, je sais bien ce qu’on dit, les médicaments, c’est très féminin comme solution. Tant pis, je serai banale après tout, du début jusqu’à la fin. De toute façon tout le monde se fout complètement de moi et de comment je vais partir. Je me demande même si quelqu’un va s’apercevoir que je ne suis plus là. Evidemment il n’y a que Franck qui compte. Franck par ci, Franck par là ; lui, encore lui et toujours lui. On voit bien qu’ils vivent pas avec LUI, un égocentrique invétéré. Et moi je suis IN-VI-SIBLE, je le sais bien. Je suis pas folle, je vois bien autour de moi, comment on me regarde, comment on me parle… Je n’existe que par lui. J’ai d’ailleurs tout fait pour lui : il avait toujours un bon repas sur la table le soir quand il rentrait, je lui repassait ses vêtements, je le massais quand il avait mal au cou, je lui faisais des bains de pieds quand ils étaient douloureux, je m’éclipsais quand il faisait ses soirées foot-bière-pizza entre mecs (même si parfois je distinguais des voix plus féminines parmi les invités). Il m’a laissé tombée comme une vieille chaussette trouée qui ne lui servait plus à rien. Normal, c’est comme ça que je me sens aujourd’hui, vieille, con et moche. Ah ! Et inutile, j’oubliais ! Alors…
Enfin, il y est quand même allé un peu fort. Me crier à plein poumons que je lui avais gâché sa vie, qu’il se sentait emprisonné, épié… Faut pas exagérer non plus. Du haut de ces quarante ans, pour qui il se prend, non mais, franchement ! Et puis que-je-te-claque-la-porte-à-faire-péter-les-carreaux ! Quel con, mais quel con !

Merde, mes Kleenex, où sont mes Kleenex ? Oh la la, j’ai les yeux tout gonflés. C’est peut-être les médicaments qui font cet effet ? Je me demande si j’en ai pris assez, parce que j’ai pas l’impression que ça me fasse grand-chose à part pleurer comme une madeleine. Il paraît que l’effet est plus rapide quand on mélange avec de l’alcool…
C’est sûr que pour moi, l’effet, il serait rapide. Ca va faire combien de temps maintenant que je n’ai pas bu un seul verre d’alcool ? Ah oui, 8 ans. Oui, c’est ça, et presque jour pour jour même ! Je m’en souviens comme si c’était hier de ce jour-là. Mariage de Bertrand et Géraldine. Après une coupe de champagne au vin d’honneur, je me sentais déjà toute gaie, ma langue commençait à se laisser aller au bavardage mondain, mon corps dénouait les nœuds tendus dans le cou et mes jambes me portaient légèrement. C’est ce moment-là qu’avait choisi Franck pour me glisser une de ses gentillesses quotidiennes, le sourire aux lèvres pour faire bonne figure : « Arrête de boire, t’as l’air complètement ridicule et tu me fous la honte ! T’es vraiment trop conne parfois ! ». Je m’étais raidi en une seconde, la lourdeur avait repris possession de mon corps, mes pieds n’osaient plus bouger. J’avais posé mon verre qu’on venait de me remplir et décidai à ce moment précis de ne plus jamais boire une goûte d’alcool.

Merde, j’ai mal au ventre. Est-ce que j’ai pris les bons médicaments ? Je savais pas que ça tordait le bide comme ça toutes ces pilules blanches. Peut-être qu’un fond de musique me bercerait. Richard Clayderman, oui voilà, c’est très bien, c’est ce qu’il me faut pour là où je vais.

Et cette pétasse qui attendait dans la voiture… Quel âge elle a ? Vingt ans tout au plus. C’est incroyable quand même les mecs, quand ils passent la quarantaine, ils ont besoin de se prouver qu’ils savent encore séduire et surtout qu’ils peuvent encore plaire comme à vingt ans. Il y a toujours une petite minette pour se laisser embobiner. Les femmes, au même âge, elles sont bonnes à mettre au placard. Qu’est-ce qu’elle a de si bien d’abord celle-là, hein ? Bon d’accord, elle est jeune, fraîche, insouciante, pas les seins qui tombent, pas de kilos superflus. Certainement plus féconde que moi. Eh bien qu’il aille l’engrosser si ça lui chante à ce connard ! M’en fous, serai pas là pour voir ça.

Ah putain, qu’est-ce que j’ai mal ! Je croyais que les médicaments c’était le moyen le plus sûr pour les femmes parce que moins douloureux, mais si j’avais su que ça tordait les boyaux comme ça, j’aurais choisi autre chose. Son fusil de chasse tiens ! Enfin, j’aurais bien été capable de me rater, et je l’imagine à côté me disant : « t’es encore plus laide qu’avant. Compte pas sur moi pour rester. ». Ça serait tout lui, ça. Parfois, je me demande ce qui l’a intéressé en moi… En fait, non, je me le demande même plus ! Et puis au point où j’en suis, je m’en fous, je me fous de tout.

Le téléphone qui sonne maintenant. Mais fichez-moi la paix bordel ! Ah… Et si c’était lui, s’il m’appelait pour s’excuser ? Finalement il s’est rendu compte que la pétasse était vraiment une pétasse. Trois sonneries… Quatre… Vite vite, mais il est où ce putain de téléphone ? J’arrive même plus à me tenir debout ! Six… Oui, je suis sûre que c’est lui, il va s’excuser et me dire qu’il m’aime et qu’il revient ! Sept… Là, il est là. Allez, vite, ne raccroche pas, je t’en supplie ! Huit... Allô, allô, c’est toi ? Eh MERDE !
Là… le canapé. J’en ai marre ! Pourquoi je tremble ? Je suis fatiguée. Je n’en peux plus. Allez, allez, allonge-toi, ferme les yeux, écoute la musique, et laisse-toi aller dans ton nouveau monde… Mais non, mais non… Le téléphone, c’était lui, je le sens. Et s’il réessayait d’appeler ? N’importe quoi… Allez raisonne-toi ma fille ! Il va pas revenir. Quoique… Oh et puis je ne sais pas et je m’en fous… Je me sens vide, je veux juste fermer les yeux et dormir… dormir un tout petit peu… je verrai bien tout à l’heure, quand je me réveillerai...




(musique, musique)

lundi 18 mai 2009

Café Manora

- allô oui… oui mon amour, tu vas bien ?... Non, je suis encore à Londres, je rentre demain soir tard je pense… Non, ne m’attends pas… Moi aussi je t’aime.

A peine le téléphone raccroché, Paul rentra dans le café situé à l’intérieur du centre commercial. C’était là qu’il avait rendez-vous. Beaucoup de monde, beaucoup de passage, dans une ville où il ne connaissait personne, aucun risque de se faire remarquer, pensait-il. Il commanda son café et alla s’asseoir dans le fond de la salle, face à la fenêtre et aux magasins pour la voir arriver. Elle était en retard. Elle l’avait prévenu par sms juste avant que sa femme appelle : "serai en retard, 30 mn, je t’m".

Il s’était marié avec Nadine cinq ans auparavant, presque sur un coup de tête, ou un coup de foudre plutôt. Trop pressés pour organiser une grande cérémonie, ils avaient dit oui dans l’intimité. Nadine était une grande femme avec de longs cheveux châtains, et de grands yeux noirs, joviale, rieuse, intelligente, tout lui réussissait. Et lui l’admirait, lui qui se voyait comme un nul, un raté incapable de mener à bien tout ce qu’il entreprenait, il voyait d’ailleurs en son mariage une victoire. Les premiers temps avaient été passionnels, dès qu’ils se retrouvaient dans leur petit appartement, ils n’arrivaient jamais à atteindre la chambre, se déshabillaient fougueusement dans l’entrée, et il la prenait souvent debout contre le mur du couloir ou par terre sur le tapis du salon, ou encore sur la table de la cuisine. Il se remémorait tous ces moments avec beaucoup d’émotions. Il n’arrivait pas à comprendre ce qui avait pu changer en si peu de temps. Quelques mois après leur déménagement, elle avait commencé à trouver des excuses pour ne pas le retrouver entre deux rendez-vous, ou pour éviter les câlins du soir. Elle parlait de maux de tête ou de grosse fatigue, de règles douloureuses ou encore prétextait un travail urgent à finir pour le lendemain. La passion avait laissé place à la routine. C’était à cette période qu’il avait rencontré Sophie et commençait sa double vie.

- Ah bonjour ! avait crié une dame, assise non loin de lui, au serveur qui débarrassait.

C’était une vieille dame aux doigts crochus, avec un visage ridé trop maquillé autour des yeux, une permanente mal coiffée, une voix et un rire de sorcière. Elle s’était attablée devant un thé et un croissant qu’elle mangeait avec la bouche ouverte. Il entendait le bruit de chaque mastication, et dû détourner son regard, dégoûté. L’horloge au-dessus du comptoir indiquait 11h10. Il soupira, il savait pertinemment qu’elle aurait au moins une heure de retard, comme à chaque fois. Il but une gorgée de son café refroidi et regarda par la fenêtre. Il pouvait sentir la fraîcheur de cette journée printanière rien qu’en observant les gens dans la rue. Ils avaient tous une veste bien fermée, un foulard pour protéger le cou des femmes, les cols remontés pour les hommes et marchaient d’un pas vif comme pour se réchauffer ou affronter le vent qui commençait à se lever. Pourtant certains avaient décidé coûte que coûte de profiter de la terrasse du café. Comme cet homme, costard cravate, la tête dégarnie, le sourire charmeur qui venait rejoindre une femme déjà assise depuis quelques minutes et en train de fumer une cigarette. Paul les observait se tenir la main, puis elle lui caressa tendrement le visage alors qu’il remontait sa jupe en l’embrassant dans le cou. La femme lui tournait le dos, mais il arrivait très bien à l’imaginer, jeune, belle, avec des cheveux châtains attachés en chignon. Elle lui rappelait un peu Nadine, avec sa façon de tenir la cigarette, et de renvoyer la fumer vers le haut pour ne pas déranger la personne en face d’elle. Ce souvenir lui donna un coup au cœur, il détourna les yeux.

- Vous désirez autre chose monsieur ? demanda le serveur qui s’était approché.
- Oui, un autre café s’il vous plait et un verre d’eau.

La vieille sorcière s’apprêtait à partir, rangea ses affaires dans un sac rouge du supermarché du coin, se racla la gorge bruyamment et se leva. Elle avait du mal à marcher et réussit tant bien que mal à sortir du café. Paul la suivit du regard, toujours aussi dégoûté, et content de la voir partir. Elle se dirigea vers un mime qui se tenait de l’autre côté de la rue. Il faisait presque pitié : une perruque mal ajustée sous un chapeau passé, le visage recouvert d’un maquillage blanc irrégulier, et un regard triste. A ces pieds, une boîte ouverte pour recevoir l’argent de quelques passants généreux, boîte qu’il imaginait vide. La sorcière y jeta une pièce. Paul se vit sourire de sa bêtise, toujours vouloir juger les gens par leur physique. L’apparence est trompeuse, et malheureusement Paul se laissait souvent mener par ses jugements superficiels. Il repensa au charmeur et à sa compagne, ils avaient l’air sympathique et amoureux, ils donnaient même envie d’aller s’asseoir à côté d’eux et bavarder un peu. Mais quand était-il vraiment ? Il se mit à les observer minutieusement, à surveiller le moindre geste qui permettrait de le faire changer d’opinion.

Sophie arriva à 11h40. Paul était pâle, le visage en sueur. Elle s’assit près de lui, lui prit la main et lui parla doucement.

- Paul, c’est moi, Sophie, ça va ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as vu un fantôme ou bien ?
- La salope… bredouilla-t-il le regard fixe sur une table vide de la terrasse.
- Hein ? Quoi ? De qui tu parles ? Tu veux que j’appelle un médecin ?
- Non… Non, ça ira… réussit-il à marmonner.

Il ferma les yeux pour essayer de reprendre ses esprits, mais les images le hantaient encore. Ces amoureux sympathiques. Oui, encore une fois, il s’était trompé du tout au tout. Nadine. Comment avait-elle pu lui faire ça ? La salope, elle avait osé, elle qui lui parlait de maux de têtes et de travail urgent, elle qui évitait même les repas en tête-à-tête. Lui croyait que c’était la vie de vieux couple, la vie tout simplement. Mais non, tout faux, il avait tout faux. La salope. Tous ces mensonges, toutes ces tromperies, il se sentait humilié, blessé, meurtri. Il avait hésité un moment, il voulait aller la voir, la confronter. Elle se serait alors mise à genoux pour s’excuser et implorer son pardon. Cette femme brillante se serait enfin vue comme une moins que rien, une minable. Il l’aurait laissée souffrir, ramper devant lui, pleurer, hurler, crier sa douleur avant de la prendre dans ses bras de lui pardonner, puis ils se seraient embrassés, et il l’aurait prise comme avant, comme au début, debout, dans un coin du magasin, ou dans les toilettes du café, et elle aurait joui et gémi de bonheur. Elle aurait été à lui, à lui seul. Il aurait gagné.

Il prit le bras que Sophie lui tendait, et la suivit comme un automate. En sortant du café, il leva machinalement les yeux vers le mime, puis les baissa vers la boite devant lui. Elle était pleine de pièces.




(regards)