lundi 18 mai 2009

Café Manora

- allô oui… oui mon amour, tu vas bien ?... Non, je suis encore à Londres, je rentre demain soir tard je pense… Non, ne m’attends pas… Moi aussi je t’aime.

A peine le téléphone raccroché, Paul rentra dans le café situé à l’intérieur du centre commercial. C’était là qu’il avait rendez-vous. Beaucoup de monde, beaucoup de passage, dans une ville où il ne connaissait personne, aucun risque de se faire remarquer, pensait-il. Il commanda son café et alla s’asseoir dans le fond de la salle, face à la fenêtre et aux magasins pour la voir arriver. Elle était en retard. Elle l’avait prévenu par sms juste avant que sa femme appelle : "serai en retard, 30 mn, je t’m".

Il s’était marié avec Nadine cinq ans auparavant, presque sur un coup de tête, ou un coup de foudre plutôt. Trop pressés pour organiser une grande cérémonie, ils avaient dit oui dans l’intimité. Nadine était une grande femme avec de longs cheveux châtains, et de grands yeux noirs, joviale, rieuse, intelligente, tout lui réussissait. Et lui l’admirait, lui qui se voyait comme un nul, un raté incapable de mener à bien tout ce qu’il entreprenait, il voyait d’ailleurs en son mariage une victoire. Les premiers temps avaient été passionnels, dès qu’ils se retrouvaient dans leur petit appartement, ils n’arrivaient jamais à atteindre la chambre, se déshabillaient fougueusement dans l’entrée, et il la prenait souvent debout contre le mur du couloir ou par terre sur le tapis du salon, ou encore sur la table de la cuisine. Il se remémorait tous ces moments avec beaucoup d’émotions. Il n’arrivait pas à comprendre ce qui avait pu changer en si peu de temps. Quelques mois après leur déménagement, elle avait commencé à trouver des excuses pour ne pas le retrouver entre deux rendez-vous, ou pour éviter les câlins du soir. Elle parlait de maux de tête ou de grosse fatigue, de règles douloureuses ou encore prétextait un travail urgent à finir pour le lendemain. La passion avait laissé place à la routine. C’était à cette période qu’il avait rencontré Sophie et commençait sa double vie.

- Ah bonjour ! avait crié une dame, assise non loin de lui, au serveur qui débarrassait.

C’était une vieille dame aux doigts crochus, avec un visage ridé trop maquillé autour des yeux, une permanente mal coiffée, une voix et un rire de sorcière. Elle s’était attablée devant un thé et un croissant qu’elle mangeait avec la bouche ouverte. Il entendait le bruit de chaque mastication, et dû détourner son regard, dégoûté. L’horloge au-dessus du comptoir indiquait 11h10. Il soupira, il savait pertinemment qu’elle aurait au moins une heure de retard, comme à chaque fois. Il but une gorgée de son café refroidi et regarda par la fenêtre. Il pouvait sentir la fraîcheur de cette journée printanière rien qu’en observant les gens dans la rue. Ils avaient tous une veste bien fermée, un foulard pour protéger le cou des femmes, les cols remontés pour les hommes et marchaient d’un pas vif comme pour se réchauffer ou affronter le vent qui commençait à se lever. Pourtant certains avaient décidé coûte que coûte de profiter de la terrasse du café. Comme cet homme, costard cravate, la tête dégarnie, le sourire charmeur qui venait rejoindre une femme déjà assise depuis quelques minutes et en train de fumer une cigarette. Paul les observait se tenir la main, puis elle lui caressa tendrement le visage alors qu’il remontait sa jupe en l’embrassant dans le cou. La femme lui tournait le dos, mais il arrivait très bien à l’imaginer, jeune, belle, avec des cheveux châtains attachés en chignon. Elle lui rappelait un peu Nadine, avec sa façon de tenir la cigarette, et de renvoyer la fumer vers le haut pour ne pas déranger la personne en face d’elle. Ce souvenir lui donna un coup au cœur, il détourna les yeux.

- Vous désirez autre chose monsieur ? demanda le serveur qui s’était approché.
- Oui, un autre café s’il vous plait et un verre d’eau.

La vieille sorcière s’apprêtait à partir, rangea ses affaires dans un sac rouge du supermarché du coin, se racla la gorge bruyamment et se leva. Elle avait du mal à marcher et réussit tant bien que mal à sortir du café. Paul la suivit du regard, toujours aussi dégoûté, et content de la voir partir. Elle se dirigea vers un mime qui se tenait de l’autre côté de la rue. Il faisait presque pitié : une perruque mal ajustée sous un chapeau passé, le visage recouvert d’un maquillage blanc irrégulier, et un regard triste. A ces pieds, une boîte ouverte pour recevoir l’argent de quelques passants généreux, boîte qu’il imaginait vide. La sorcière y jeta une pièce. Paul se vit sourire de sa bêtise, toujours vouloir juger les gens par leur physique. L’apparence est trompeuse, et malheureusement Paul se laissait souvent mener par ses jugements superficiels. Il repensa au charmeur et à sa compagne, ils avaient l’air sympathique et amoureux, ils donnaient même envie d’aller s’asseoir à côté d’eux et bavarder un peu. Mais quand était-il vraiment ? Il se mit à les observer minutieusement, à surveiller le moindre geste qui permettrait de le faire changer d’opinion.

Sophie arriva à 11h40. Paul était pâle, le visage en sueur. Elle s’assit près de lui, lui prit la main et lui parla doucement.

- Paul, c’est moi, Sophie, ça va ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as vu un fantôme ou bien ?
- La salope… bredouilla-t-il le regard fixe sur une table vide de la terrasse.
- Hein ? Quoi ? De qui tu parles ? Tu veux que j’appelle un médecin ?
- Non… Non, ça ira… réussit-il à marmonner.

Il ferma les yeux pour essayer de reprendre ses esprits, mais les images le hantaient encore. Ces amoureux sympathiques. Oui, encore une fois, il s’était trompé du tout au tout. Nadine. Comment avait-elle pu lui faire ça ? La salope, elle avait osé, elle qui lui parlait de maux de têtes et de travail urgent, elle qui évitait même les repas en tête-à-tête. Lui croyait que c’était la vie de vieux couple, la vie tout simplement. Mais non, tout faux, il avait tout faux. La salope. Tous ces mensonges, toutes ces tromperies, il se sentait humilié, blessé, meurtri. Il avait hésité un moment, il voulait aller la voir, la confronter. Elle se serait alors mise à genoux pour s’excuser et implorer son pardon. Cette femme brillante se serait enfin vue comme une moins que rien, une minable. Il l’aurait laissée souffrir, ramper devant lui, pleurer, hurler, crier sa douleur avant de la prendre dans ses bras de lui pardonner, puis ils se seraient embrassés, et il l’aurait prise comme avant, comme au début, debout, dans un coin du magasin, ou dans les toilettes du café, et elle aurait joui et gémi de bonheur. Elle aurait été à lui, à lui seul. Il aurait gagné.

Il prit le bras que Sophie lui tendait, et la suivit comme un automate. En sortant du café, il leva machinalement les yeux vers le mime, puis les baissa vers la boite devant lui. Elle était pleine de pièces.




(regards)

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