jeudi 30 avril 2009

Raconter l'ailleurs

- Oui ou non, réponds !

- Je ne sais pas, je ne sais plus… Je ne sais même plus quelle était la question au juste. Je n’arrive plus à penser, je suis fatiguée. Laisse-moi. Tais-toi… Sors de ma tête.

- Non, non, non. Allez, réponds : est-ce que tu penses franchement qu’écrire sur la misère du monde peut intéresser des gens ?

- Evidemment dit comme ça, ce n’est pas passionnant.

- Alors vas-y, explique moi encore une fois et sois convaincante…

- Il est bien là mon problème, je n’arrive pas à m’expliquer ! Bon, je vais essayer encore une fois. Depuis que j’ai 18 ans, j’ai habité dans pas mal de pays différents et…

- Oui, mais ça, on s’en fout ! C’est d’une banalité… Tu imagines, si tous ceux qui ont vécu à l’étranger se mettaient à écrire leur expérience, on serait submergés de bouquins, récits de voyages inintéressants et creux. Du gaspillage de papier, c’est tout !

- Oui, je sais, mais laisse-moi t’expliquer ! Il faut bien que je commence quelque part si je veux réussir à te convaincre. Je disais donc que j’ai habité dans plusieurs pays où j’ai été confronté à la corruption, aux abus de pouvoir, aux inégalités face à la justice, à la criminalité impunie, aux maltraitances dues au racisme. Je voudrais raconter les vicissitudes du quotidien des gens que j’ai connus.

- Et tu penses que c’est un sujet qui donne envie de lire ? Les gens ont plutôt envie de s’évader quand ils lisent, d’oublier leurs problèmes, de prendre du plaisir… Ce n’est pas en lisant ce genre d’écrits qu’ils vont se sentir bien !

- Ce n’est pas le but ! Je veux juste rendre compte de ce que j’ai vu et ce que d’autres, qui ne sont jamais sortis de chez eux par manque de temps, d’argent ou d’envie ne verront jamais. Je veux pouvoir expliquer comment ces Chinois qui faisaient à manger dans les rues pour gagner un peu d’argent, ont été expulsés de la rue, comme des malpropres, parce qu’une Alliance française venait de s’installer dans le coin… Ou alors, détailler les déboires de cette famille d’artistes géorgienne en Russie, obligée de payer des pots-de-vin pour pouvoir inscrire leur fils à l’université, obligée de cumuler les boulots pour avoir à la fin du mois quelques dollars, et lui, avec son nom bien trop géorgien, ne peut pas espérer vendre une de ses toiles et tout ça, soi-disant dans un pays démocratique.

- Tu es journaliste maintenant ? Parce que c’est le métier du journaliste de raconter ce que tu me décris là. Ce ne serait pas un reportage que tu aurais envie de faire ?

- Non, non ! J’ai juste envie d’enlever les frontières et montrer ce qui se passe ailleurs à ma façon. Et puis j’aimerais que les Français arrêtent de se plaindre et essaient d’ouvrir les yeux sur ce qui se passe pas très loin de chez eux.

- Aïe, aïe, aïe… Tous à vos kleenex, voilà le mélodrame !!

- Faut pas exagérer quand même ! Ou alors, c’est que je ne suis pas assez convaincante, que je n’ai pas bien réussi à m’expliquer encore une fois.

- Alors continue.

- Je ne veux pas me limiter aux injustices que peuvent rapporter les journalistes, j’ai envie de décrire la vie des gens que j’ai rencontrés, de raconter leurs difficultés à vivre au quotidien. Par exemple Odilia, cette femme guatémaltèque, mère célibataire comme des milliers d’autres, je sais, comme il y en a partout dans le monde, je sais, comme il y a en France, pas de doute… Mais j’ai envie de parler d’elle, de sa vie, de tout ce qu’elle a fait pour garder sa fille loin de ces gangs de criminels à la recherche de pauvres désespérés. C’est une femme qui a tout fait dans la vie : à 10 ans, elle se levait à 5 heures du matin pour faire des tortillas pour sa famille et pour vendre au marché, elle a travaillé dans les champs, elle est allée à la ville à 16 ans, et là aussi elle a tout fait, elle vendait à manger dans la rue, elle a fait des ménages chez les riches, elle a pris des cours de coiffure et à ouvert son propre salon, elle a construit sa maison.

- Tu mélanges tout là, tu es en train de me décrire comment certains parviennent à s’en sortir. Tu passes de la misère du monde au destin héroïque d’une femme comme tant d’autres. Les gens s’en foutent complètement de ton Odilia et autres géorgiens. Ce qu’ils veulent c’est de l’action, du sexe, de l’aventure, de l’exotisme, du romantisme pour certains, de la poésie pour d’autres… Et les problèmes des autres… On en a assez avec les infos !

- Tiens justement, à propos d’infos. On parle seulement de ce qui fait de l’audimat, le reste ce n’est pas intéressant ! Est-ce que tu savais que la guerre civile guatémaltèque avait fait plus de 250 000 morts parmi les mayas ? Et que des milliers de femmes ont été violées, torturées et enterrées sans sépulture dans des fosses communes au milieu des bois ? Des corps que les familles recherchent encore aujourd’hui.

- Tu reviens au journalisme. Et c’est vieux ! Du neuf, il faut du neuf !

- Non, j’en ai marre… Je ne sais plus si j’ai vraiment envie d’écrire sur ce sujet. J’ai l’impression que ça fait cul-cul-la-praline… J’aimerais pourtant que les gens comprennent que les injustices qu’ils ont l’impression de subir en perdant quelques acquis sociaux, qui ne sont plus en accord avec la vie d’aujourd’hui et donc qui n’ont plus lieu d’être, ne sont pas vraiment des injustices. Je ne dis pas qu’il ne faut plus se battre, il faut seulement ouvrir les yeux et regarder autour de soi un peu. Et si j’habitais en France maintenant, ce serait certainement la vie de ces Français qui luttent pour s’en sortir que je raconterais.

- Et si tu commençais par tout mettre à plat, noir sur blanc. Ecris tout ce que tu ressens, tu y verrais peut être plus clair après…

- Oui peut-être… Mais laisse-moi tranquille maintenant, je suis fatiguée. Allez, tais-toi, ne viens plus me déranger comme ça dans mes pensées. J’ai juste envie de fermer les yeux, sans que tu viennes me tourmenter.





("Oui ou non, répondez")

La bise

Une bise glaciale s’engouffre dans la rue déserte
Et fouette ce visage doux et inerte

Qui avance sans destinée aucune,
Avec pour seul guide la lune,

Il voudrait disparaître dans un rêve,
Avec sa vie d’avant, faire une trêve,

S’éloigner de tous ces regards inquisiteurs,
Qui voient en lui un imposteur,

S’allonger sur l’herbe de la paresse,
Dans un dernier espoir d’allégresse,

Mais il se laisse emporter par la bise de saison,
Celle-là même qui lui glace la raison,

Et lui rappelle que son avenir sans lendemain
Est bien là, au bout du chemin.




(poème de métro... enfin, promenade)