vendredi 9 janvier 2009

L'attente

Elle n’arrivait pas à oublier. Elle n’arrivait pas à l’oublier. Ça faisait trois ans déjà, et pourtant, elle sentait toujours ce vide l’envahir. Elle en avait fait des démarches pour retrouver son bateau ou l’épave de son bateau, pour trouver les preuves qui lui permettraient de ne plus y croire. Tous ces efforts depuis trois ans, en vain, aucune piste, aucune aide. Elle continuait pourtant à venir à Stockholm chaque année, et l’attendait dans ce petit café italien tous les après-midi pendant deux semaines. Elle pensait le garder vivant un peu plus longtemps, mais au fond d’elle, elle savait qu’il n’y avait plus d’espoir. Elle but une gorgée de son café tiède, et machinalement, tourna la page de son livre.

- Good afternoon young lady !

Garance sursauta. Plongée dans ses pensées, elle n’avait pas entendu entrer ce couple d’Anglais. En deux jours, c’était la troisième fois qu’elle les rencontrait. Eux aussi étaient descendus à l’hôtel Karelia, un peu plus haut dans la rue Birger Jarl. Hier soir, alors qu’elle lisait tranquillement dans le hall de l’hôtel en attendant le dîner, elle avait tout de suite reconnu l’accent très british de ce couple venu s’installer en face d’elle. Ils avaient plus de 60 ans, pensait-elle, de l’âge de son père, oui, certainement. Ils étaient très chics tous les deux, lui en costume noir avec cravate, chaussures noires impeccables, cheveux grisonnants bien rangés et moustache juste taillée, elle, elle portait une robe rouge, toute simple, un chapeau noir qui lui donnait un air sérieux et mélancolique et un manteau d’hiver, noir également. Garance avait compris, grâce aux quelques mots venus jusqu’à elle, qu’ils allaient fêter un anniversaire au restaurant, elle n’avait pas entendu plus. Et quelques minutes après, elle les voyait partir en taxi, en direction de Stureplan. Leur deuxième rencontre fut plus brève encore, elle venait de finir son petit-déjeuner et s’apprêtait à remonter dans sa chambre quand elle les vit s’asseoir à la table d’à côté. Elle les salua d’un signe de la tête, pris son livre et quitta le restaurant.

- Good afternoon ! répondit-elle
- French ? demanda le gentleman.

Garance acquiesça et d’un geste de la main les invita à sa table.

- Two cappuccinos please, avait commandé la femme avant de s’asseoir.

Puis, présentations comme il se doit : il s’appelait Peter et sa femme Jane, tous les deux médecins à la retraite et en voyage à Stockholm pour fêter leur 40 ans de mariage, deux enfants mariés également, et cinq petits enfants. Il s’était exprimé en français, dans un français moyen, plein de fautes, ce qui rendait à son discours une petite touche humoristique, et fit sourire Garance. Jane, quant à elle, n’avait pas encore dit un mot, elle écoutait, observait et souriait. Garance se présenta à son tour, mais ce fut plus bref, elle ne voulait pas entrer dans les détails : Garance, 25 ans, à Stockholm pour deux semaines de vacances, seule. Ce dernier mot avait résonné dans sa tête comme une vieille migraine qu’on veut oublier et qui refait surface. Après un long silence et quelques sourires, on apporta les cappuccinos, et la conversation repris. Garance s’était mise à poser beaucoup de questions pour éviter de parler d’elle. Très vite elle s’était sentie attirée par ce souple : tout en eux respirait la vie, l’harmonie, la sérénité, la sagesse. Ils avaient été partout dans le monde, ou presque. Peter racontait avec passion des détails de leur vie, des voyages, des anecdotes de patients, les moments les plus intenses partagés avec Jane, il parlait sans vraiment se préoccuper de sa grammaire, pour lui l’important était de se faire comprendre. Ils venaient régulièrement à Stockholm, ajouta Jane dans une français presque parfait. Elle parlait peu, remarquait Garance, mais elle pouvait lire dans son regard que chaque phrase était mûrement réfléchie : le sujet, le verbe, le complément, tout est là, donc je peux dire ma phrase.

- Stockholm est un ville coloré, reposant, nous aimons beaucoup, prononça Jane tout doucement

- J’ai a beaucoup aime la musée Vasa, c’est absolument fantastique, continua Peter

Garance s’amusait à les écouter. Elle prenait beaucoup de plaisir à voyager avec eux, à découvrir le monde sans quitter le café, à rire avec eux. Pendant plus de deux heures elle avait dévoré leurs paroles, et elle voulait que cet instant ne s’arrête jamais, deux heures pendant lesquelles elle avait réussi à oublier sa solitude, sa tristesse, ses recherches désespérées. Elle avait très peu parlé d’elle, esquivant les questions en posant à son tour d’autres questions. Elle savait qu’ils avaient compris, elle ne voulait pas se confier, pas maintenant. Et ils respectaient son choix.

Il faisait déjà nuit et il n’était que 15 heures. Jane et Peter voulaient faire une longue promenade dans le froid sec de Stockholm, ils aimaient ses rues illuminées, ses vitrines encore décorées de Noël, l’atmosphère après-fête qui régnait. Garance ne pouvait pas les suivre, elle attendant quelqu’un, enfin, peut-être. Ils s’étaient donc mis d’accord pour se retrouver un peu plus tard, à l’hôtel, pour aller dîner ensemble. Peter connaissait un très bon restaurant sur la place Norrmalm, pas très loin. Jane embrassa Garance à la française, une bise sur chaque joue, Peter lui la prit dans ses bras et la serra très fort. Ces quelques secondes dans les bras de cet homme lui rappelaient d’autres bras, familiers ceux-là. Elle revoyait encore cette image qui ne l’avait jamais quitté depuis trois ans, sur le port de La Rochelle, juste avant que son père ne parte pour un tour du monde en solitaire, il l’avait serrée dans ses bras très fort, comme Peter venait de le faire à l’instant. Et ses derniers mots : n’oublie pas, café Dell’Angelo, à Stockholm, vas-y tous les après-midi les deux premières semaines de janvier, et un jour j’y serai. Elle se retrouvait debout, seule, la main encore levée pour saluer, un sourire plein de tristesse, alors que Peter et Jane venaient de fermer la porte du café.

C’était décidé, ce soir, elle leur parlerait d’elle, de sa vie, de son prénom, Garance, en souvenir d’Arletty dans Les enfants du Paradis, film préféré de sa mère qu’elle n’a jamais connue, de son père, qui l’a élevée seul, en se privant de sa passion pour les bateaux, de son rêve de faire le tour du monde en solitaire, et de se renfermer un peu plus dans sa solitude, et de leur rendez-vous dans ce café. Oui, c’était décidé, pour une fois, elle allait s’ouvrir et essayer d’exorciser ainsi ce vide qui ne l’a jamais quitté depuis trois ans, ce vide qu’elle a peut-être toujours eu.


(inspiré par Hotel Lobby de E. Hopper)

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